
Lorsque j’ai finalement quitté le poste de rédacteur en chef du magazine allemand Intro Magazin après 15 ans de loyaux services, les symptômes de sevrage ont été quasi immédiats. Je me réveillais constamment en sueur au beau milieu de la nuit, paniqué à l’idée d’avoir raté une date de tombée qui n’existait pourtant pas...
Mais pire encore, ce sentiment de panique persistait toute la journée. Étrangement, je m’ennuyais cruellement de ces immenses pages imprimées collées sur mon mur, couvertes de corrections de dernière minute : « quelle merde! », « note à moi-même : renvoyer ce rédacteur! », « meilleure image de couverture? T’as UNE heure! »…
Mes amis ont présumé que ma vie prendrait un nouveau tournant. Assurément, je deviendrais plus heureux, plus serein une fois libéré de l’horreur des... dates de tombée? Et c’est vrai qu’à l’ère numérique, les échéanciers ont quelque peu perdu de leur immuabilité intrinsèque. Ils ne sont plus la dernière frontière du temps, une frontière dont la transgression mène directement à la mort...
Mais voyez-vous, ces jalons fixés au calendrier étaient pour moi une étrange source de liberté. J’aimais les horaires définis et les échéances fermes qui sont au cœur de l’industrie des médias imprimés. Il n’y a pas place à la discussion, pas de « oui, mais… », pas de « peut-être que… », seulement une mission claire et précise confiée à toute l’équipe. Maintenant que je travaille aux côtés d’une nouvelle cohorte de professionnels des médias élevés au numérique, je suis ébahi par la facilité avec laquelle ils remettent tout à plus tard, par leur manque d’embarras devant la publication tardive et nonchalante d’un article, d’une critique, d’une vidéo, réalisée avec aussi peu de formalités qu’un rencart Tinder...
Le numérique a sonné le glas de la date de tombée.
Vous vous dites sûrement que cette affirmation n’est pas étonnante venant de la plume d’un Allemand. Surtout après que j’aie déblatéré sur un détail bureaucratique pendant toute la première moitié de mon éditorial… Mais ce n’est pas ça, l’important.
Mon passage du poste de rédacteur en chef d’une publication imprimée comme Intro (et de son pendant Web tristement sous-financé) à celui de rédacteur en chef d’un magazine 100 % numérique, tel que Kaput – Magazin für Insolvenz & Pop, illustre en quelque sorte le clivage existant entre ancien et nouveau journalismes, cette saga perpétuelle faite de pratiques changeantes, d’occasions inédites et de nouveaux compromis.
De l’extérieur, ces deux univers semblent plutôt semblables : la tâche du journaliste – celle de narrateur culturel – demeure de faire l’expérience du monde qui l’entoure avec ses yeux et ses oreilles, de trouver une histoire, de cerner un angle, d’aller au fond des choses, et de rendre le tout hautement attrayant sur la page (ou à l’écran).
Dans l’ancienne industrie des médias imprimés, un travail bien fait signifiait des sources crédibles, des entretiens captivants, des citations originales et des photos réussies – et d’une certaine façon, la montée du numérique n’a rien changé à tout ça. Elle y a simplement ajouté quelques fioritures animées.
Nombre d’entre nous aiment et aimeront toujours l’imprimé et ce qu’il représente : une page magnifiquement composée, des photos splendides, des titres captivants et des citations brillantes. Selon moi, voilà les choses les plus fantastiques au monde. Je pourrais regarder les pages d’un magazine pendant des heures et des heures, en sirotant mon whisky single malt et en cogitant sur les moindres détails. Mais bien entendu, n’oublions pas que l’imprimé avait comme objectif premier de vendre... Beaucoup d’argent soutenait l’industrie, plutôt que les profits potentiels ou la comptabilité créative qui sont l’apanage de bien des médias numériques actuels.
Il est vrai que certains médias ont réussi à recréer l’impact tout particulier de l’imprimé à l’écran. C’est notamment le cas de publications réputées comme The New York Times, The Guardian, The New Yorker, Vice ou Pitchfork, avec leurs pages numériques qui frappent plus fort, plus vite, plus loin.
Au cours des derniers mois, j’ai découvert – en disposant de beaucoup de temps et de ressources personnelles pour faire l’expérience de la « narration numérique » – la beauté du paysage dramaturgique qu’on est en mesure de dépeindre non seulement en utilisant des mots et des images, mais en y intégrant vidéos, sons, chansons et bien plus encore…
Et c’est sans compter le sentiment incroyable de finalement savoir que des gens du monde entier lisent ce que l’on écrit. Au cours des trois premiers mois d’existence de Kaput, nous sommes parvenus à rejoindre un lectorat international (un visiteur sur quatre vient de l’extérieur de l’Allemagne, notamment du Canada, du Chili, de l’Afrique du Sud, du Japon, de l’Australie…). Ces lecteurs aussi variés que leurs origines partagent une passion commune pour le journalisme culturel et la musique pop.
Contrairement à ce que laissait entendre l’utopisme des débuts du Web – « l’internet, c’est la liberté! Nous pouvons tous devenir journalistes, rédacteurs, éditeurs! » – les médias susmentionnés ont dû injecter des fonds colossaux pour devenir les monstres numériques qu’ils sont aujourd’hui. Allez jeter un coup d’œil aux budgets qui sous-tendent les technologies du Guardian ou du New York Time, et vous verrez rapidement que l’encre est en fait aussi rouge que le sang des vieux films giallo italiens.
Il est vrai que certains médias numériques actuels parviennent à engranger des profits. Vice a notamment démontré qu’avec un peu de vision, de ténacité et avec la bonne équipe en place, il était possible de produire un journalisme résolument moderne tout en faisant de l’argent. Après tout, nous avons encore besoin d’entendre des histoires captivantes, bien étayées, et brillamment rendues, 24 heures sur 24, 365 jours par année.
Note : Je dois admettre que je m’ennuie encore de ces nuits blanches précédant une date de tombée importante. C’est une vieille habitude qui a la vie dure. Alors qui sait, peut-être que Kaput – Magazin für Insolvenz & Pop passera sous les chauds cylindres d’une presse un de ces quatre?
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